Diversité de la Révélation
par
Frithjof Schuon
Chapitre 2 de Sentiers de Gnose
© World Wisdom, Inc.
Du moment qu’il n’y a qu’une seule Vérité, ne doit-on pas conclure qu’il n’y a qu’une seule Révélation, une seule Tradition possible ? A cette question, nous répondrons tout d’abord que Vérité et Révélation ne sont pas des termes absolument équivalents, puisque la Vérité se situe au-delà des formes et que la Révélation, ou la Tradition qui en dérive, est d’ordre formel, et cela par définition même ; or qui dit forme, dit diversité, donc pluralité ; la raison d’être et la nature de la forme sont l’expression, la limitation, la différenciation. Ce qui entre dans la forme, entre par là même aussi dans le nombre, donc dans la répétition et la diversité ; le principe formel — inspiré par l’infinité de la Possibilité divine — confère à cette répétition la diversité. On pourrait concevoir, il est vrai, qu’il n’y ait qu’une seule Révélation ou Tradition pour notre monde humain et que la diversité se réalise à travers d’autres mondes, inconnus des hommes ou même inconnaissables pour eux ; mais ce serait ne pas comprendre que ce qui détermine la différence des formes de la Vérité est la différence des réceptacles humains. Depuis des millénaires déjà, l’humanité est divisée en plusieurs rameaux foncièrement différents, qui constituent autant d’humanités totales, donc plus ou moins refermées sur elles-mêmes ; l’existence de réceptacles spirituels aussi différents et aussi originaux exige la réfraction différenciée de la Vérité une. Notons qu’il ne s’agit là pas toujours de races, mais le plus souvent de groupes humains très variés peut-être, mais néanmoins soumis à un ensemble de conditions mentales qui en font des récipients spirituels suffisamment homogènes, ce qui ne saurait empêcher que les individus puissent toujours sortir de ces cadres, car l’humain collectif n’a jamais rien d’absolu. Ceci étant, nous dirons que les diverses Révélations ne se contredisent pas réellement, puisqu’elles ne s’appliquent pas au même réceptacle, et que Dieu n’adresse jamais un même message à deux ou plusieurs réceptacles de caractères divergents, c’est-à-dire correspondant analogiquement à des dimensions formellement incompatibles ; ne se contredit que ce qui se situe sur le même plan. Les antinomies apparentes des Traditions sont comme des différences de langage ou de symbole ; les contradictions sont du côté des réceptacles humains, non du côté de Dieu ; la diversité dans le monde est fonction de son éloignement du Principe divin, ce qui revient à dire que le Créateur ne peut pas vouloir que le monde soit, mais qu’il ne soit pas le monde.
Si les Révélations s’excluent plus ou moins, il en est nécessairement ainsi parce que Dieu, quand il parle, s’exprime en mode absolu ; mais cette absoluité concerne le contenu universel plutôt que la forme ; elle ne concerne celle-ci que d’une manière relative et symbolique, parce que la forme symbolise le contenu et par conséquent aussi l’humanité entière à laquelle s’adresse, précisément, ce contenu. Dieu ne peut comparer les diverses Révélations de l’extérieur, comme le ferait un savant ; il se tient en quelque sorte au centre de chaque Révélation, comme si elle était la seule. La Révélation parle un langage absolu, parce que Dieu est absolu, non parce que la forme l’est ; autrement dit, l’absoluité de la Révélation est absolue en soi, mais relative par la forme.
Le langage des Ecritures sacrées est divin, mais en même temps il est forcément celui des hommes ; il est donc fait pour les hommes et ne saurait être divin que d’une manière indirecte. Cette incommensurabilité entre Dieu et nos moyens d’expression transparaît dans les Ecritures, où ni nos mots, ni notre logique ne sont à la hauteur de l’intention céleste ; le langage des mortels n’envisage pas a priori les choses sub specie oeternitatis. Le Verbe incréé brise la parole créée tout en l’ordonnant en vue de la Vérité ; il manifeste ainsi sa transcendance par rapport aux limitations de la logique humaine ; l’homme doit pouvoir dépasser ces limites s’il veut atteindre le sens divin des mots, et il les dépasse dans la connaissance métaphysique, fruit de l’intellection pure, et d’une certaine façon aussi dans l’amour, quand il touche aux essences. Vouloir réduire la Vérité divine aux conditionnements de la vérité terrestre, c’est oublier qu’il n’y a pas de commune mesure entre le fini et l’Infini.
L’absoluité de la Révélation exige son unicité ; or celle-ci ne peut se produire sur le plan des faits au point de réaliser un fait unique en son genre, c’est-à-dire constituant à lui seul ce qu’est un genre entier. La Réalité seule est unique, quel que soit le degré sous lequel on l’envisage : Dieu, Substance universelle, Esprit divin immanent à cette Substance ; cependant, il est des faits « relativement uniques », la Révélation par exemple, car, comme tout est relatif et que même les principes doivent souffrir des dérogations, en apparence tout au moins, et pour autant qu’ils entrent dans les contingences, l’unicité doit pouvoir se produire sur le plan des faits ; si les faits uniques n’existaient en aucune façon, la diversité serait absolue, ce qui est une contradiction pure et simple. Les deux choses doivent pouvoir se manifester, l’unicité comme la diversité ; mais les deux manifestations sont forcément relatives, l’une doit limiter l’autre. Il en résulte, d’une part que la diversité ne saurait abolir l’unité qui est sa substance, et d’autre part que l’unité ou l’unicité doit être contredite, sur son plan d’existence même, par la diversité ; en d’autres termes, il faut que dans toute manifestation d’unicité, la diversité compensatoire soit maintenue, et en effet, un fait unique ne se produit que dans la partie et non dans la totalité d’un cosmos. On pourrait dire qu’un tel fait est unique en tant qu’il représente Dieu pour tel milieu, et non en tant qu’il existe ; cette existence n’abolit cependant pas le symbole, elle le répète en dehors du cadre — mais sur le même plan — où se produit le fait unique. L’existence, qui véhicule le Verbe divin, n’abolit pas l’unicité de telle Révélation dans le milieu providentiel de celle-ci, mais elle répète la manifestation du Verbe en dehors de ce milieu ; c’est ainsi que la diversité, sans abolir la manifestation métaphysiquement nécessaire de l’unicité, la contredit cependant en dehors de ce cadre, mais au même niveau, afin de montrer ainsi que le Verbe incréé et non-manifesté possède seul l’unicité absolue.
Si l’on nous objecte qu’au moment où une Révélation se produit, elle est pourtant unique au monde, et non pour une partie du monde seulement, nous répondrons que la diversité ne se produit pas nécessairement dans la simultanéité, elle s’étend aussi à la succession temporelle, ce qui est l’évidence même quand il s’agit de Révélations. Du reste, il ne faut pas confondre une unicité de fait avec une unicité de principe ; nous ne nions pas la possibilité d’un fait unique au monde pendant telle durée, mais celle d’un fait unique au sens absolu. Un fait qui paraît unique dans l’espace, ne l’est pourtant pas dans le temps, et inversement ; mais même à l’intérieur de chacune de ces conditions d’existence, nous ne pouvons jamais affirmer qu’un fait soit unique en son genre, — car c’est le genre ou la qualité, non la particularité, qui est en cause, — parce que nous ne pouvons mesurer ni le temps ni l’espace, ni à plus forte raison les modes qui nous échappent.
Toute cette doctrine se dégage clairement de l’exemple suivant : le soleil est unique dans notre système solaire, mais il ne l’est pas dans l’espace ; nous pouvons voir les autres soleils, puisqu’ils se situent dans l’espace comme le nôtre, mais nous ne les voyons pas en tant que soleils. L’unicité de notre soleil est démentie par la multiplicité des étoiles fixes, sans cesser pour cela d’être valable dans le système qui est le nôtre de par la Providence ; l’unicité se manifeste donc dans la partie, non dans la totalité et la représente pour nous ; elle « est » donc, de par la Volonté divine, la totalité, mais seulement pour nous, et seulement en tant que notre esprit, dont l’envergure est également voulue de Dieu, ne dépasse point les formes ; mais même dans ce cas, la partie « est » totalité sous le rapport de son efficacité spirituelle.
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Nous constatons, sur terre, l’existence de races diverses, et dont les différences sont « valables » puisqu’il n’y a pas de races « fausses » s’opposant à des races « vraies » ; nous constatons également l’existence de langues multiples, sans que personne ne songe à en contester la légitimité ; de même pour les sciences et les arts. Or il serait étonnant que cette diversité ne se produise pas aussi sur le plan religieux, c’est-à-dire que la diversité des réceptacles humains n’entraîne pas celle des contenus divins, au point de vue de la forme, non de l’essence. Et de même que l’homme se présente, dans le cadre de chaque race, comme « l’homme » tout court et non pas comme le « Blanc » ou le « Jaune », et que chaque langue se présente sur son propre terrain comme la « langue » et non pas comme telle langue parmi d’autres, de même chaque religion est forcément sur son propre plan « la religion », sans aucune relativisation comparative qui, vu le but à atteindre, n’aurait aucun sens ; qui dit « religion », dit « religion unique » ; en pratiquant explicitement telle religion, on les pratique implicitement toutes.
Une idée ou une entreprise qui se heurte à des obstacles insurmontables est contraire à la nature des choses ; or, la diversité ethnique de l’humanité et la grandeur géographique de la terre suffisent pour rendre hautement invraisemblable l’axiome d’une religion unique pour tous, et au contraire hautement vraisemblable — pour dire le moins — la nécessité d’une pluralité de religions ; autrement dit, la religion unique n’échappe pas à la contradiction si l’on tient compte de ses revendications d’absoluité et d’universalité d’une part, et de l’impossibilité psychologique et physique de leur réalisation d’autre part, sans même parler de l’antinomie entre les dites revendications et le caractère forcément relatif de toute mythologie religieuse ; seules la métaphysique pure et la prière pure sont absolues et partant universelles. Pour ce qui est de la « mythologie », elle est — à part son contenu intrinsèque de vérité et d’efficacité — indispensable pour que la vérité métaphysique et essentielle puisse « prendre pied » dans telle collectivité humaine.
La religion est un fait « surnaturellement naturel » qui prouve sa vérité — au point de vue des preuves extrinsèques — par son universalité humaine, si bien que la pluralité et l’ubiquité du phénomène religieux constituent un argument puissant en faveur de la religion comme telle. De même que la plante ne se trompe pas en se tournant vers la lumière, de même l’homme ne se trompe pas en suivant la Révélation et, par conséquent, la tradition. Il y a quelque chose d’infaillible dans l’instinct naturel des animaux, et aussi dans l’« instinct surnaturel » des hommes ; mais l’homme est le seul « animal » capable d’aller à l’encontre de la nature pure et simple, soit en la violant à tort, soit en la dépassant.